4. Critères minimaux susceptibles de délimiter la portée de la notion de croyance

Quelle que soit la définition employée dans la prochaine politique, le fait de donner à cette définition un caractère complètement extensible, sans critères minimaux à satisfaire, pourrait imposer un fardeau excessivement lourd aux organisations tenues de déterminer ce qui constitue une croyance digne de protection aux termes du Code. Cela ferait également fi du petit nombre de limites et de lignes directrices établies dans la jurisprudence. Même les groupes plaidant en faveur d’une définition élargie de la croyance, comme l’Ontario Humanist Society, reconnaissent que les mesures de protection offertes devraient s’étendre, non pas à l’ensemble des convictions ou opinions, mais aux « système[s] de croyances substantiel[s] s’apparentant aux croyances ou aux principes d’une religion » qui « influence[nt] la manière dont vous vivez »[347].

Selon l’Examen de la jurisprudence relative à la croyance mené par la CODP en 2012, la croyance est définie de façon subjective, mais les requêtes en matière de croyance doivent nécessairement contenir des éléments objectifs (voir la section V 3.3 pour en savoir davantage sur ces éléments). Par exemple, les fournisseurs de mesures d’adaptation pourraient avoir le droit de chercher à obtenir des preuves de l’existence et de l’observance sincère d’un système cohésif de croyance. Dans le cas des croyances nouvelles ou moins bien comprises, ces preuves pourraient prendre la forme de témoignages d’experts (voir entre autres Huang v. 1233065 Ontario[348] et Re O.P.S.E.U. and Forer[349]). La décision Jazairi[350] et, dans le contexte des droits relatifs à la conscience prévus au paragraphe 2(a) de la Charte, celle de Roach [351] excluent aussi les opinions politiques isolées des mesures de protection prévues en matière de croyance et de conscience. Cependant, ces décisions n’écartent pas la possibilité de relier les convictions politiques à un système cohésif plus vaste de croyances morales ou éthiques profondes digne de protection au sens de la loi, comme l’envisageait le tribunal dans Jazairi.

Selon certains, la CODP et les tribunaux devraient s’inspirer des critères minimaux et du cadre d’analyse déjà élaborés par les tribunaux dans le contexte du droit à la liberté de religion prévu au paragraphe 2(a) de la Charte au moment de s’interroger sur la nature et la portée des convictions non religieuses éventuellement dignes de protection aux termes du Code, selon une définition élargie de la définition de la croyance[352]. Les critères minimaux envisageables incluent le fait que les convictions dictées par la conscience (étant ou non associées à la religion ou au divin) doivent :

  • être sincères[353]
  • être « profondes et volontaires », et « intégralement liées à la façon dont la personne se définit et [...] s’épanouit »[354]
  • s’inscrire dans une vision morale et éthique exhaustive du monde[355]
  • former un « groupe universel de croyances qui se fondent pour apporter au croyant les réponses à un grand nombre des problèmes auxquels les êtres humains sont confrontés, si ce n’est à tous ces problèmes »[356]
  • avoir un lien quelconque avec la doctrine officielle d’une organisation ou d’une communauté, même si les convictions et pratiques peuvent ne pas être requises par cette doctrine.[357]

Bien que l’établissement de tels critères minimaux de ce qui pourrait constituer une croyance au sens du Code puisse « écarter un nombre considérable de requêtes d’objecteurs de conscience », soutient Chiodo, « il doit en être ainsi : la religion est protégée parce qu’elle représente une alternative à l’autorité de l’État, commande la loyauté suprême de la personne et s’étend à toutes les facettes de sa vie »[358]. Selon l’auteure, pour mériter les mêmes mesures de protection que la religion, les revendications fondées sur la conscience et les convictions personnelles, ou des convictions non religieuses plus générales, devraient pouvoir satisfaire aux mêmes exigences.

Si l’on se fie à ce cadre analytique, les opinions politiques liées à des visions éthiques et morales plus exhaustives du monde pourraient éventuellement constituer une croyance du point de vue de la perspective conditionnelle élargie susmentionnée. La façon de déterminer qu’une conviction politique est ancrée dans un système de croyances plus vaste, cependant, entraîne ses propres difficultés. Les principes d’interprétation législative que constituent l’absence de tautologie et la cohérence pourraient aussi constituer un obstacle à l’inclusion des convictions politiques à la notion de croyance au sens du Code (comme nous en discutons à la section IV, 2.1.1).

4.1 Exemple du Royaume-Uni : critères de l’affaire Grainger

L’inclusion des « convictions » non religieuses aux lois sur les droits de la personne du Royaume-Uni, moyennant certaines conditions,  peut offrir à la CODP et aux tribunaux certaines pistes sur la façon de délimiter les convictions dignes de protection en matière de droits de la personne. Récemment consolidées dans l’Equality Act de 2010, les mesures législatives relatives à l’égalité du Royaume-Uni interdisent explicitement la discrimination fondée sur des convictions religieuses ou philosophiques. Par exemple, il a été établi que le véganisme (dans Hashman v. Milton Park)[359] et les systèmes de croyances fondés sur la science (dans Grainger Plc v. Nicholson)[360] étaient dignes de protection aux termes des lois relatives au traitement équitable du Royaume-Uni. L’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) reconnaît aussi de nombreux systèmes de croyances [361], y compris le pacifisme, le véganisme, la scientologie, la secte Moon, le Divine Light Zentrum, le druidisme et la Conscience de Krishna.

Grainger Plc v. Nicholson[362] constitue peut-être l’affaire la plus instructive du Royaume-Uni en matière de critères d’évaluation des convictions dignes de protection[363]. Dans cette affaire, Nicholson, le requérant, soutenait que son système de croyances sur le changement climatique était de nature philosophique et scientifique, et qu’il se conformait non seulement à la réglementation du Royaume-Uni de 2003 relative à l’égalité en matière de religion et de conviction en milieu de travail, mais également aux lois prises en application de la Convention européenne des droits de l’homme (article 9, protocole 1, article 2). Dans sa décision, le juge Burton a conclu que la croyance en l’existence du changement climatique constituait une conviction protégée aux termes de la législation. Il a aussi indiqué qu’une conviction pouvait bénéficier de protection si elle était basée sur la science, pourvu que le système de croyances ait trait à un « aspect considérable de la vie et du comportement humains » et qu’il atteigne « un certain degré de force, de sérieux, de cohésion et d’importance »[364].

Grainger est une cause importante parce qu’elle établit le critère Grainger, qui depuis sert de norme principale d’évaluation des droits des requérants de bénéficier de mesures de protection au motif de la conviction. Tel qu’il est défini dans une décision de 2011 (Hashman v. Milton Park)[365] donnant raison à un adepte du véganisme éthique et militant de la lutte contre la chasse au renard qui alléguait avoir fait l’objet d’un renvoi discriminatoire de son poste de jardinier en raison de ses opinions, le critère Grainger établit que les systèmes de croyances philosophiques (sans fondement religieux) sont dignes de protection tant qu’ils remplissent certaines conditions. Selon ces conditions, le système de croyances philosophiques doit :

  1. être sincère
  2. constituer un système de croyances et non une simple opinion ou un simple point de vue basé sur l’état actuel des informations disponibles sur le sujet[366]
  3. être associé à un aspect important ou considérable de la vie et du comportement humains
  4. s’attirer un certain degré de respect au sein d’une société démocratique en n’allant pas à l’encontre des principes de dignité humaine ou des droits fondamentaux d’autrui[367].

Dans Hashman, le tribunal a aussi fait un renvoi à l’affaire Williamson[368], dans le cadre de laquelle le juge Nichols a précisé que « la conviction doit aussi être cohérente, c’est-à-dire qu’elle doit être intelligible et capable d’être comprise »[369]. Tant que ces conditions sont remplies, les tribunaux ont aussi affirmé dans Grainger et Hashman[370] que le système de croyances peut :

  1. prendre la forme d’une conviction personnelle (que la personne n’a pas en commun avec autrui)
  2. être basé sur une doctrine politique
  3. être basé sur la science, p. ex. darwinisme.

Étant donné que les convictions philosophiques et la religion ne sont pas soumises aux mêmes critères précis relativement à la religion et à la conviction aux termes de l’Equality Protection Act du Royaume-Uni de 2010, certains (comme ceux qui recommandent d’établir une distinction entre la religion et les convictions personnelles dictées par la conscience) pourraient dire qu’il est possible d’user de prudence pour éviter de confondre des phénomènes uniques, tout en conférant à ces deux motifs étroitement liés des mesures de protection égales. La question est de savoir si deux séries de critères distincts (l’une pour la religion et l’autre pour les convictions personnelles dictées par la conscience) devraient être posées comme postulat dans le contexte d’un seul motif élargi de la croyance aux termes du Code, ou une seule comme le soutient Chiodo[371].

Certaines personnes ont critiqué la distinction établie entre les convictions religieuses et les convictions philosophiques dans le contexte de la loi du Royaume-Uni, la traitant d’arbitraire et de susceptible de causer des abus. Selon elles, cette distinction encourage l’adoption d’une approche à deux volets pouvant s’avérer plus stricte à l’endroit des convictions philosophiques, perçues comme de « simples opinions », comparativement aux convictions religieuses[372]. Néanmoins, au moment d’élaborer les critères Grainger dans Hashman, le tribunal a clairement affirmé que « ces exigences minimales ne devraient pas être établies de façon à priver des convictions minoritaires de la protection qui devrait leur être offerte aux termes de la convention »[373].


 

[347] McCabe et coll. (2012, p. 33) citent la définition de la croyance du dictionnaire Cambridge.

[348] Dans cette affaire, le TDPO a rejeté l’argument selon lequel Falun Gong s’apparente à une « secte » et ne devrait pas être reconnu comme une croyance parce qu’il ne s’agit pas d’un système de convictions raisonnable capable de résister à un examen scientifique et qu’il épouse des valeurs qui sont incompatibles avec celles de la Charte. Durant son témoignage, la plaignante a qualifié Falun Gong de « pratique » plutôt que de « religion ». Le TDPO a cependant accepté la preuve d’experts indiquant que la notion de « religion » en Chine est bien différente de celle qui prévaut en Occident et qu’en termes occidentaux, Falun Gong serait considéré comme une croyance. Le TDPO a conclu que Falun Gong constitue un système de croyances, d’observances et pratiques religieuses, et qu’il correspond à la notion de « croyance » au sens du Code (voir Huang, supra).

[349] Dans la décision arbitrale en matière de travail Re O.P.S.E.U. and Forer (supra, note 12) de 1987, le tribunal a conclu que la Wicca correspondait à la notion de « religion » au sens de la convention collective après avoir examiné les éléments de preuve, y compris des avis d’experts au sujet de l’histoire, des pratiques et des convictions qui y étaient associées. Le tribunal a abordé la question de l’observance religieuse d’une perspective « large, libérale et essentiellement subjective » établie dans une décision antérieure de la Cour d’appel de l’Ontario (Re O.P.S.E.U. and Forer, (1985), 52 O.R. (2d) 705 [C.A]). Dans cette affaire, la Cour d’appel avait souligné la diversité des religions et des pratiques religieuses au Canada et avait insisté sur le fait que ce qui constitue une conviction ou une pratique religieuse pour certains peut être considéré comme laïque par d’autres. La notion de religion ne doit pas être interprétée du point de vue de la « majorité » ou du « courant dominant » d’une société.

[350] Dans Jazairi v. Ontario Human Rights Commission, 1999, supra, note 306, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé que les opinions du plaignant concernant la seule question des relations entre les Palestiniens et Israël ne constituaient pas une croyance. Cependant, la Cour a confirmé l’importance d’évaluer chaque affaire relative à la croyance sur les faits qui lui sont propres et a souligné qu’il ne lui incombait pas en l’instance de résoudre la question de savoir si certaines perspectives politiques ou autres, fondées sur un système cohérent de convictions, pouvaient ou non constituer une « croyance ». Le tribunal a observé que ce serait une erreur de traiter de questions aussi importantes dans l’abstrait.

[351] Dans Roach c. Canada (Ministre d'État au Multiculturalisme et à la Citoyenneté), [1994] 2 CF 406, 1994 CanLII 3453 (CAF), le juge Linden a établi une distinction entre la « conscience » en tant que « domaine des croyances éthiques et morales profondes » et les « autres croyances et notamment […] celles à caractère politique » auxquelles s’appliquent les mesures de protection de la liberté d’expression prévues au paragraphe 2(b). Si l’on soutient qu’en situation d’ambiguïté législative, le Code devrait s’en tenir aux interprétations de la Charte, comme nous en parlions plus tôt, on pourrait en croire que les convictions politiques devraient être exclues de la portée des mesures de protection de la croyance aux termes du Code.

[352] Chiodo (2012a; 2012b) avance cet argument, plus particulièrement dans le contexte de la conscience au sens de la Charte. Elle soutient que le même critère pourrait être appliqué à l’interprétation de la croyance aux termes du Code.

[353] Amselem, supra, note 137.

[354] ibidem, au par. 39.

[355] ibidem La Politique sur la croyance (1996) traite de cette conviction ou vision du monde exhaustive lorsqu’elle donne à la croyance la définition de « système reconnu et […] confession de foi, comprenant à la fois des convictions et des observances ou un culte » (p. 4; italiques ajoutés).

[356] Bennett c. Canada (Procureur général), 2011 CF 1310 (CanLII) au par. 55 (citant les caractéristiques d’une religion, telles que les établit une décision des États-Unis. Il est important de noter cependant que certaines des caractéristiques citées dans la décision des États-Unis ne correspondent pas à celles qui ont été attribuées aux croyances en Ontario (p. ex. le besoin d’avoir un fondateur ou un prophète, et un clergé et des écrits importants, la prescription d’un régime alimentaire ou du jeûne).

[357] « Dans Amselem, supra, note 137, par exemple », Chiodo (2012a) soutient, « bien que l’installation d’une souccah ne soit pas une obligation prescrite à tous les juifs, il s’agit d’une pratique liée à la religion que les résidents de l’immeuble croyaient devoir respecter » (citant Amselem, au par. 69). Consulter la section V 3.2 pour en connaître davantage sur les arguments juridiques et décisions attribuant à la religion et à la croyance une dimension collective d’association.

[358] Chiodo (2012b, p. 10).

[359] Hashman v. Milton Park (Dorset) Ltd (t/a Orchard Park) (Hashman) Employment Tribunal (ET/3105555/09, 26 Octobre 2011).

[360] Grainger plc v. Nicholson (Grainger) [2010] IRLR 4 (EAT) [Employment Appeal Tribunal].

[361] Conformément au droit international relatif aux droits de la personne (en particulier l’article 18

de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui confère des droits relatifs à la « religion
ou à la conviction »), l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme stipule que :

  • Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
  • La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Les citoyens des pays membres de l’Europe peuvent interjeter appel, en tant que plaignants individuels, des décisions et directives de leur pays devant la Cour européenne des droits
de l’homme.

[362] Grainger, supra, note 360..

[363] Parmi les autres affaires importantes non mentionnées figurent McClintock v. Department of Constitutional Affairs [2008] IRLR 29, R Williamson v. the Secretary of State for Education and Employment UKHL 15 [2005] 2 A.C. 246, R v. Countryside Alliance v Attorney General [2007] UKHL 52, Campbell and Cosans v. United Kingdom [1982] 4 EHRR 293 et Eweida v. British Airways Plc. [2009] ICR 303.

[364] Cité dans Labchuck (2012).

[365] Supra, note 359.

[366] Au Royaume-Uni, la distinction établie entre un système de croyances et une « simple » opinion est tirée de McClintock v. Department of Constitutional Affairs [2008] IRLR 29, Times 5 décembre 2007. Dans cette affaire, un juge se plaignait d’avoir fait l’objet de discrimination en raison de son opposition au mariage entre personnes de même sexe (Pitt, 2011, p. 389). Il a perdu sa cause « parce que les faits indiquaient que la vraie raison de son objection n’était pas son interprétation du christianisme, mais plutôt son opinion selon laquelle les enfants se portaient mieux au sein de ménages traditionnels composés de parents hétérosexuels (ibidem) ». Dans Hashmanle tribunal a indiqué que McClintock v. Department of Constitutional Affairs précisait certaines des limites des critères; plus particulièrement, « il n’est pas suffisant d’avoir un point de vue basé sur une logique réelle ou perçue, ou sur l’existence ou l’absence d’informations disponibles sur le sujet (ibidem, par. 44) ». Certains soutiennent que la distinction établie entre une « simple » opinion et un système de croyances philosophique est vague et complexe, et ouvre la voie à des divergences importantes d’interprétation, un aspect dont a fait état l’avocat de la défense dans Hashman.

[367] Campbell and Cosans v. United Kingdom [1982] 4 EHRR 293, au par. 36 et R (Williamson) v. the Secretary of State for Education and Employment UKHL 15 [2005] 2 A.C. 246, au par. 23

[368] R (Williamson) v. the Secretary of State for Education and Employment UKHL 15 [20052 A.C. 246.

[369] ibidem, par. 43.

[370] Il est à noter que dans Hashman, supra, note 359, le tribunal a explicitement limité la valeur de précédent de l’affaire en déclarant que le jugement s’appliquait uniquement aux opinions et circonstances du plaignant. La décision ne devrait donc pas être interprétée de façon à indiquer que les opinions sur la chasse au renard, en soi, constituent un système de croyances philosophique.

[371] Chiodo, 2012a.

[372] Par exemple Voir Pitt, 2011.

[373] Supra, note 359, au par. 43.