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La Commission demande à intervenir en cour dans un cas portant sur le droit d'une musulmane à témoigner tout en portant le niqab (voile qui recouvre le visage)

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COUR SUPÉRIEURE DE JUSTICE
(RÉGION DE TORONTO)

DANS LE CADRE DE L’INSTANCE concernant des poursuites pénales instituées contre M---D.S. et M---L.S., présentement à l’étape de l’enquête préliminaire présidée par l’honorable juge Weisman de la Cour de justice de l’Ontario, et dans laquelle N.S. est la partie plaignante;

ET DANS LE CADRE de la requête en intervention sous la forme d’un bref de certiorari et de mandamus visant l’exercice d’un recours extraordinaire en vertu de la partie XXVI du Code criminel du Canada et/ou une requête pour autorisation d’exercer un recours en vertu du par. 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés;

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE
Intimée

et

LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE
Intervenante proposée

et

N.S.
Requérante

et

M---D. S.
Intimé

et

M---L. S.
Intimé


FACTUM DE L’INTERVENANTE PROPOSÉE,
LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE


RÉSUMÉ

1. La Commission appuie la requête et demande l’autorisation de s’y joindre à titre d’intervenante, pour les motifs suivants :

  • La Commission ontarienne des droits de la personne (« la Commission ») ne prend pas position quant à la question de la compétence du tribunal soulevée par la requérante N.S.
  • La Commission possède un intérêt réel, substantiel et identifiable dans la question à trancher par le tribunal, et la décision dans cette cause aura d’importantes répercussions au plan des politiques et de l’intérêt public qui toucheront des personnes autres que les parties actuelles au litige.
  • Le dossier devant le juge Weisman établit de manière suffisante que N.S. possède une croyance religieuse sincère selon laquelle elle ne peut pas enlever son niqab en présence de personnes de sexe masculin qui ne sont des membres de sa famille.
  • L’exigence selon laquelle N.S. doive rendre son témoignage dans le cadre d’une audience publique sans être vêtue de son niqab porte atteinte à son droit à la liberté de religion qui lui est garanti en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés. Le fait de permettre à N.S. de témoigner en portant le niqab n’empiète pas de manière significative sur le droit des intimés à une défense pleine et entière.
  • Il n’y a pas suffisamment d’éléments d’information au dossier afin d’établir si les croyances religieuses de N.S. auraient pu être accommodées.

PARTIE I – EXPOSÉ DES FAITS DE L’INTERVENANTE PROPOSÉE

2. La Commission accepte l’exposé des faits de la requérante.

PARTIE II – RÉPONSE AUX QUESTIONS SOULEVÉES PAR LA REQUÉRANTE

3. Lors de l’audition tenue le 2 mars 2009, le tribunal a relevé trois questions à trancher :

  1. La compétence du tribunal;
  2. La requête de la Commission pour autorisation d’intervenir dans l’instance; et
  3. La position sur le fondement de la requête de N.S.

A. La question de la compétence

4. La Commission ne prend pas position quant à la question de la compétence du tribunal soulevée par N.S.

B. La requête pour autorisation d’intervenir dans l’instance

5. Le tribunal devrait tenir compte des facteurs ci-après en décidant de l’opportunité d’accorder à l’intervenante proposée l’autorisation d’intervenir à l’instance en qualité d’amicus curiae :

  1. La nature de la question à trancher – la mesure dans laquelle l’intervenant proposée possède un intérêt réel, substantiel et identifiable dans la question à trancher et les répercussions de la décision au plan des politiques et de l’intérêt public sur des personnes autres que les parties actuelles au litige;
  2. Les enjeux soulevés – la mesure dans laquelle la question en est une d’intérêt public ou ayant une incidence sur les politiques publiques;
  3. La probabilité que l’intervenante proposée soit en mesure d’apporter une contribution utile afin de résoudre la question – la mesure dans laquelle l’expérience et l’expertise de l’intervenante apporteraient à l’instance une perspective qui pourrait utilement éclairer le tribunal.
  4. La prévention d’une injustice envers les parties immédiates.

Rothman, Benson & Hedges Inc. c. Canada (Procureur général) (Division de première instance) [1990] 1 C.F. 74,, aux pages 79-80.

Peel (Regional Municipality) c. Great Atlantic and Pacific Co. of Canada Ltd. (1990) 74
O.R. (2d) 164.

6. La Commission soumet respectueusement qu’en se fondant sur l’appréciation des facteurs précités, le tribunal devrait accorder à la Commission l’autorisation d’intervenir dans cette instance.

7. En premier lieu, la Commission possède un intérêt réel, substantiel et identifiable dans la question à trancher. La Commission est juridiquement chargée en vertu d’une loi, à savoir le Code des droits de la personne de l’Ontario, L.R.O. 1990, c. H-19, et ses modifications, de protéger les droits de la personne en Ontario, ce qu’elle fait depuis déjà près de 50 ans. Étant donné les modifications récentes au régime des droits de la personne en Ontario, le rôle de la Commission s’est transformé de celui de traiter des plaintes déposées par des individus à celui de se consacrer à l’examen d’enjeux ayant trait à la discrimination systémique et d’intérêt public. Il est respectueusement soumis au tribunal que la question à trancher par celui-ci est précisément une question de cette nature.

8. La question à trancher soulève l’enjeu de droits concurrents. D’une part, la plaignante se voit contrainte à enlever son niqab ou son voile, qu’elle porte en vertu de ses croyances religieuses. D’autre part, les intimés estiment que leur droit à une défense pleine et entière serait contourné en raison de leur incapacité d’interroger la plaignante sans qu’elle porte son voile. La Commission jouit d’une position unique lui permettant d’éclairer le tribunal de sa perspective quant à l’analyse requise lorsqu’il s’agit de trancher entre deux droits potentiellement concurrents.

9. Deuxièmement, les enjeux soulevés relèvent effectivement des politiques publiques et de l’intérêt public. La question des droits concurrents est d’ailleurs de plus en plus soulevée dans le contexte des droits de la personne et des litiges de droit constitutionnel. Une décision sur la question à trancher par le tribunal en l’instance trouvera non seulement application relativement à cette cause en particulier, mais elle aura des ramifications plus larges quant à la détermination de la manière de trouver un équilibre entre les croyances religieuses et d’autres droits. Aussi, dans cette ville et cette province d’une aussi importante diversité religieuse et culturelle, ce type de question continuera à être soulevé dans divers forums et sur diverses tribunes. Alors que la décision en l’instance affectera directement les femmes de foi musulmane qui portent le niqab, l’analyse et le raisonnement du tribunal dans cette affaire auront également des répercussions sur d’autres causes portant sur les accommodements religieux ainsi que la nature et la portée des accommodements religieux offerts dans nos salles d’audience.

10. Troisièmement, la Commission est en mesure d ‘apporter une contribution utile afin d‘assister le tribunal dans la résolution de cette question, et d’apporter son expérience et son expertise afin d’éclairer l’audition de la requête. La question à trancher dans le cadre de cette requête s’inscrit précisément dans la sphère des politiques publiques, de l’intérêt public et du mandat confié à la Commission. En particulier, l’article 29 du Code des droits de la personne, L.R.O. 1990 c. H. 19, et ses modifications, énonce notamment ce qui suit :

La Commission a pour fonctions de promouvoir et de faire progresser le respect des droits de la personne en Ontario, de protéger ces droits en Ontario et, en reconnaissant qu’il est dans l’intérêt public de ce faire et qu’il incombe à la Commission de protéger l’intérêt public, d’identifier les pratiques discriminatoires et d’en promouvoir l’élimination ...

11. La Commission, en s’acquittant de son mandat, s’est fréquemment vue accorder le statut d’intervenant à tous les paliers judiciaires et devant divers tribunaux administratifs, apportant à ces diverses instances son expérience et son expertise afin d’éclairer diverses questions en litige, notamment celles mettant en cause de droits concurrents.

12. Notamment, à titre d’illustration, la Commission est intervenue en Cour suprême du Canada dans une trilogie de causes notoires en matière d’accommodation religieuse au cours des cinq dernières années :

  • Dans l’affaire Amselem, des résidents juifs orthodoxes d’un condominium situé à Montréal souhaitaient ériger une sukkah, ou hutte religieuse, sur leurs balcons durant la fête religieuse annuelle de neuf jours de Sukkoth. D’autres copropriétaires du condominium ont opposé à cette demande que cette croyance religieuse portait atteinte à leur droit à la jouissance paisible et à la libre disposition de leurs biens en vertu de la Charte québécoise des droits et libertés de la personne;

Syndicat Northcrest c. Amselem [2004] 2 R.C.S. 551.

  • Dans l’affaire Multani, un jeune sikh croyait de manière sincère qu’il était tenu de porter son kirpan, ou couteau religieux, en tout temps, même à l’école, bien que d’une manière discrète et restreinte. Cette croyance religieuse était en conflit avec les préoccupations de l’école en matière de sécurité quant au port d’une arme dans l’enceinte d’une école;

Multani c. Commission scolaire Marguerite-Bourgeoys [2006] 1 R.C.S. 256.

  • Dans l’affaire Hutterian Bretheren, des membres d’un groupe religieux chrétien croyaient sincèrement que le fait de se faire prendre volontairement en photo violait le deuxième commandement de la Bible contre l’idolâtrie et, partant, commettaient alors un péché. Cette croyance religieuse était en concurrence avec les préoccupations du gouvernement de l’Alberta en matière de sécurité afin de prévenir le vol d’identité, la fraude et d’autres infractions en imposant notamment la présence d’une photo sur le permis de conduire des titulaires.

Her Majesty the Queen in Right of the Province of Alberta c. Hutterian Brethren of Wilson Colony and Hutterian Brethren Church of Wilson Colony, 2007 ABCA 160.

13. La Cour suprême du Canada a retenu la position de la Commission dans les deux premiers arrêts (une accommodation religieuse a été accordée), alors que le tribunal n’a pas encore rendu sa décision dans l’arrêt Hutterian Brethren.

14. Dans le domaine des droits de la personne, l’examen des droits concurrents ou des conflits de droits est un phénomène en développement et qui ne jouit que de peu d’éclairage jurisprudentiel. Par conséquent, il devient essentiel que la décision à l’égard de la question à trancher soit pleinement éclairée à partir de perspectives expertes.

15. Nous soulignons que la Cour d’appel de l’Ontario a accordé l’autorisation d’intervenir à un organisme à but non lucratif en outre en raison du fait que cet organisme était en mesure de mettre les enjeux en perspective d’une manière « quelque peu » différente de celle adoptée par le Procureur général. Nous soumettons respectueusement que notre position est davantage que « quelque peu » différente, et est en fait substantiellement différente, de celle préconisée par les autres parties.

Peel, supra.

16. La Commission soumet respectueusement que les parties immédiates ne subiraient aucune injustice ni aucun préjudice du fait que la Commission soit autorisée à intervenir, le cas échéant. La Commission s’est conformée aux délais impartis par le tribunal pour la production des documents requis et n’a pas retardé l’audition de l’enquête préliminaire en cours dans cette cause.

17. Pour ces motifs, la Commission demande respectueusement que l’autorisation d’intervenir lui soit accordée et qu’il soit tenu compte des prétentions formulées ci-après par la Commission sur le fond du litige. En outre, la Commission demande également que l’occasion lui soit donnée de plaider verbalement devant le tribunal si celui-ci est d’avis que cela puisse lui être utile.

C. La position de la Commission sur le fond de la requête

18. La Commission formulera sa position au sujet des questions suivantes :

  1. Est-ce que l’exigence selon laquelle la plaignante livre son témoignage sans porter son niqab en audience publique, dans les circonstances propres à la présente instance, porte atteinte à son droit à la liberté de religion garanti en vertu du par. 2 a) de la Charte canadienne des droits et libertés (« la Charte ») ?
  2. S’il s’agit d’une contravention au par. 2 a) de la Charte, est-ce que l’exigence faite à la plaignante d’enlever son niqab alors qu’elle témoigne à l’enquête préliminaire dans une cause d’agression sexuelle constitue une limite raisonnable dont la justification peut être démontrée dans une société libre et démocratique ?

a. Une contravention au par. 2 a) de la Charte

i. Quand la liberté de religion entre-t-elle en jeu ?

19. La liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, indépendamment de la question de savoir si la pratique ou la croyance est prescrite par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux.

Amselem, supra, au paragraphe 46.

20. La religion est une question des plus intimes et difficiles à définir. La liberté de religion en vertu de la Charte, et la protection contre la discrimination religieuse en vertu des lois en matière de droits de la personne, visent par conséquent la pratique et la croyance subjectives, et non objectives, de préceptes religieux.

Une religion s’entend typiquement d’un système particulier et complet de dogmes et de pratiques. En outre, une religion comporte généralement une croyance dans l’existence d’une puissance divine, surhumaine ou dominante. Essentiellement, la religion s’entend de profondes croyances ou convictions volontaires, qui se rattachent à la foi spirituelle de l’individu et qui sont intégralement liées à la façon dont celui-ci se définit et s’épanouit spirituellement, et les pratiques de cette religion permettent à l’individu de communiquer avec l’être divin ou avec le sujet ou l’objet de cette foi spirituelle.

Ibid, syllabus, page 2.

21. Afin d’établir si le par. 2 a) de la Charte entre en jeu, la personne qui présente un argument fondé sur la liberté de religion doit démontrer :

  1. qu’elle possède une pratique ou une croyance qui est liée à la religion et requiert une conduite particulière, soit parce qu’elle est objectivement ou subjectivement obligatoire ou coutumière, soit parce que, subjectivement, elle crée de façon générale un lien personnel avec le divin ou avec le sujet ou l’objet de sa foi spirituelle, que cette pratique ou croyance soit ou non requise par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux; et
  2. que sa croyance est sincère.

Ibid., au paragraphe 56.

22. Les tribunaux ont entièrement le droit de procéder à une enquête légitime et exhaustive afin de s’assurer que la croyance invoquée est liée à la religion, est avancée de bonne foi, qu’elle n’est ni fictive ni arbitraire et qu’elle ne constitue pas un artifice. L’enquête qu’un tribunal peut mener afin d’apprécier la sincérité de la croyance religieuse porte sur des faits, et cette appréciation peut se fonder sur la prise en compte de divers critères non exhaustifs, notamment :

  1. exiger de la personne invoquant cette croyance qu’elle présente des éléments de preuve attestant la nature de ses croyances, et de répondre à des questions visant à savoir si ces croyances sont compatibles avec les pratiques courantes à cet égard,
  2. inviter cette personne à présenter une telle preuve à partir de témoignages d’autres personnes (qu’il s’agisse de membres de sa famille, d’amis, de collègues ou d’autres personnes) afin de vérifier leur pratique effective et courante à cet égard, et/ou
  3. inviter cette personne à présenter une telle preuve à partir du témoignage d’autres disciples ou représentants religieux ou experts en la matière au sujet de ses croyances (bien que l’incapacité de présenter de tels éléments de preuve ne pourrait en soi faire en sorte qu’une croyance ne mérite pas une telle protection).

Ibid., aux paragraphes 51, 53 et 54.
Multani, supra, au paragraphe 35.

23. Le tribunal est alors en mesure d’apprécier l’ensemble de l’information à sa disposition et de tirer les conclusions pertinentes relativement à la sincérité de la croyance religieuse sur laquelle se fonde l’accommodement recherché.

Amselem, supra, au paragraphe 53.

24. Par contre, le tribunal n’ est pas habilité à statuer sur la validité ou la véracité d’une pratique ou croyance religieuse données. Les tribunaux doivent se garder de devenir l’arbitre des dogmes religieux :

Si on imposait à une personne l’obligation de prouver que ses pratiques religieuses reposent sur un article de foi obligatoire, laissant ainsi aux juges le soin de déterminer quels sont ces articles de foi obligatoires, les tribunaux seraient obligés de s’ingérer dans des croyances intimes profondes, d’une manière incompatible avec les principes énoncés par le juge en chef Dickson dans l’arrêt Edwards Books, précité, p. 759 :

L’alinéa 2a) a pour objet d’assurer que la société ne s’ingérera pas dans les croyances intimes profondes qui régissent la perception qu’on a de soi, de l’humanité, de la nature et, dans certains cas, d’un être supérieur ou différent. Ces croyances, à leur tour, régissent notre comportement et nos pratiques. [Je souligne.]

Amselem, supra, au paragraphe 49.

R. c. Jones, [1986] 2 R.C.S. 284, au paragraphe 20.

25. Il existe au moins deux instances rapportées dans lesquelles la liberté de religion a été invoquée et l’enquête du tribunal a conclu que la croyance religieuse professée n’était pas sincère :

  • Dans l’arrêt Bothwell c. Ontario, un chrétien fondamentaliste a tenté de revendiquer une exonération religieuse existante de l’exigence d’une photo sur les permis de conduire ontariens. Appliquant les critères énoncés dans l’arrêt Amselem, La Cour divisionnaire de l’Ontario a conclu que M. Bothwell n’avait pas relevé le fardeau de la preuve qui lui incombait, soit de démontrer que son refus de se faire prendre en photo était lié à une croyance religieuse sincère. La preuve reçue par le tribunal était que l’objection invoquée à l’encontre de l’exigence de la prise de la photo aux fins du permis de conduire était plutôt de nature séculière et liée à des préoccupations en matière de protection des renseignements personnels et non liée à des préoccupations de nature religieuse. M. Bothwell était indifférent quant à la prise de photos numériques de membres de sa famille immédiate, ne se préoccupait pas de la prise de photos de type Polaroid et de photos numériques de lui-même, et ne s’est opposé à l’exigence de la photo numérique qu’une fois avoir été avisé que le seul motif d’exonération était celui fondé sur des croyances religieuses. Le tribunal, après avoir apprécié l’ensemble de la preuve, a conclu que M. Bothwell n’avait pas établi l’existence d’une croyance religieuse sincère à cet égard.

Bothwell c. Ontario, [2005] O.J. No. 189, aux paragraphes 55, 60-64 (C. div.).

  • Dans l’arrêt Nijjar c. Canada 3000 Airlines Ltd., un sikh pratiquant s’est opposé à une politique de la société aérienne interdisant le port d’un kirpan d’une longueur de plus de quatre pouces. Bien que la décision dans cette affaire a été rendue avant celle dans l’arrêt Amselem, le tribunal a adopté la même approche subjective, examinant la sincérité des croyances invoquées par M. Nijjar à cet égard, plutôt que leur correspondance avec les enseignements du sikhisme. Le tribunal fédéral des droits de la personne a rejeté la plainte, en partie parce que le témoignage de M. Nijjar a démontré que le port d’un kirpan plus long que quatre pouces était une question de préférence personnelle, et non fondée sur une croyance religieuse.

Nijjar c. Canada 3000 Airlines Ltd. (1999), 36 C.H.R.R. D/76, aux paragraphes 43 et 47-
51 (T.C.D.P.).

26. Dès que l’intéressé a démontré la sincérité de sa croyance et que sa liberté de religion était en jeu, le tribunal doit déterminer si l’entrave à l’exercice de ce droit est suffisante pour constituer une atteinte à la liberté de religion garantie par la Charte. L’entrave doit être plus que négligeable ou insignifiante.

Amselem, supra, aux paragraphes. 57 et 60.

ii. Application du droit aux faits en l’instance

27. À la lumière de la décision préliminaire rendue par le juge Weisman en date du 16 octobre 2008 (la « décision préliminaire »), il semble que le juge Weisman ait effectivement conclu qu’il n’y avait pas atteinte au droit de liberté de religion de N.S. La Commission soumet respectueusement qu’en arrivant à cette conclusion, le juge Weisman soit allé au-delà de la simple appréciation de la sincérité des croyances religieuses de N.S., s’attardant de manière inappropriée à vérifier la validité et la véracité de ses croyances spirituelles et religieuses.

28. Il appert du procès-verbal que le juge Weisman ait conclu que les convictions religieuses de N.S. à cet égard étaient effectivement [TRADUCTION] « fortes ». Aucun motif de la décision n’indique que la pratique par N.S. de porter le niqab par obligation religieuse n’était pas de bonne foi, qu’elle était fictive ou arbitraire, ou constituait un artifice. Bien que le tribunal n’emploie pas comme tel le terme « sincérité », une telle conclusion peut clairement s’inférer de cette décision préliminaire.

29. Même si le présent tribunal devait interpréter les conclusions du juge Weisman relativement à la photographie du permis de conduire de N.S. comme faisant partie d’une enquête portant sur le caractère sincère de cette croyance religieuse de cette dernière, aucune information au dossier ne semble suggérer que l’on ait donné l’occasion à N.S. de fournir quelque explication à cet égard. Il y a une multitude de raisons pouvant expliquer pourquoi elle avait fait prendre sa photo à cette fin : cela se pourrait que sa ferveur dans ses croyances religieuses se soit accrue depuis la prise de la photo; elle pouvait avoir pensé qu’elle pouvait exiger que seulement un agent de police de sexe féminin examine sa photo; ou qu’elle n’a pas songé à la possibilité de devoir exhiber sa photo à quiconque.

30. Il n’y a pas non plus de preuve au dossier provenant de tiers consultés à cet égard afin de vérifier ses pratiques actuelles ou des témoignages d’autres disciples, représentants religieux ou experts au sujet de ses croyances. Il appert que la décision était fondée sur des témoignages non assermentés et la production intempestive d’un permis de conduire. Nous soumettons qu’une telle enquête comportait des failles, dans les circonstances en l’espèce.

31. Une fois que le tribunal avait conclu à la sincérité de la croyance, l’enquête du tribunal aurait dû s’arrêter. Il ne revient pas au tribunal de questionner le degré et l’intensité, ou la « force », des croyances religieuses de N.S.

32. De plus, le tribunal a conclu erronément que N.S. ne portait son voile que pour son [TRADUCTION] « confort ». À l’examen de la transcription du témoignage de N.S., cette dernière a clairement indiqué qu’il existait un interdit religieux contre le fait de retirer son voile devant une des personnes inculpées et, bien que l’autre personne inculpée était un membre de sa famille, elle a indiqué qu’elle se sentirait plus [TRADUCTION] « à l’aise » de ne pas révéler son visage. Par conséquent, cette cause se distingue de l’arrêt Nijjar car le port du voile par N.S. traduit les fondements de ses croyances religieuses et n’est pas une question de préférence personnelle.

33. Les faits de cette cause se distinguent également de ceux dans l’arrêt Bothwell, dans lequel le tribunal a conclu que la croyance religieuse de M. Bothwell n’était pas sincère, parce qu’il n’y a pas de preuve que la photo de N.S. sans son niqab avait été prise pour des motifs séculiers. N.S. a pris des précautions en se fondant sur ses croyances religieuses et a demandé qu’il y ait un écran et la présence d’un préposé de sexe féminin lors pour la prise de la photo.

34. De plus, il importe de souligner que N.S. n’a reçu qu’un très court préavis (trente minutes) avant de devoir se présenter au tribunal, on ne lui aurait pas dit pourquoi elle devait se présenter au tribunal, on ne lui pas donné au départ l’occasion de consulter un avocat, et le tribunal n’a pas cherché à en savoir davantage pour savoir ce qu’elle entendait en indiquant qu’elle serait plus à l’aise. En outre, il faut s’attendre à ce que N.S. n’avait probablement jamais eu à justifier la nécessité pour elle, au plan religieux, de porter un niqab et bien que son explication pouvait ne pas être légaliste, elle était néanmoins logique et raisonnable d’une perspective personnelle.

35. La Commission soumet respectueusement qu’il y a suffisamment d’éléments d’information au dossier pour conclure que la croyance religieuse de N.S. quant au port du niqab en public est sincère et de bonne foi, et que le fait de lui ordonner d’enlever son niqab pour témoigner constituerait une entrave substantielle à son droit de liberté de religion.

36. Si le tribunal est d’avis que le dossier renferme suffisamment d’éléments d’information au dossier pour fonder une décision quant à la sincérité de la croyance religieuse de N.S., cette question doit alors être retournée afin qu’elle soit procédée au type d’enquête envisagée par la Cour suprême.

b. Une limite raisonnable en vertu de l’article 1 de la Charte

i. L’article 1 de la Charte

37. Les intimés ont invoqué que leur droit à une défense pleine et entière serait compromis s’il était permis à N.S. de témoigner en portant un niqab. L’article 1 de la Charte a prévu un mécanisme d’analyse et de réconciliation potentielle de ces deux droits.

38. En vertu de l’article 1 de la Charte, le fardeau de la preuve incombe à l’intimé de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, l’atteinte est raisonnable et la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique. Il faut respecter deux exigences afin de relever ce fardeau :

  1. l'objectif visé doit être suffisamment important pour justifier la limite apportée au droit constitutionnel (un caractère urgent et réel), et
  2. les mesures adoptées doivent être proportionnelles à l'objectif visé (l’analyse de la proportionnalité). En décidant du caractère proportionnel des mesures, l’analyse doit tenir compte de trois éléments :
    1. La limite en cause est-elle raisonnablement en lien avec l’objectif visé ?
    2. La limite ou l’atteinte doit être la plus restreinte possible, en ce qu’elle doit être conçue de manière à ne pas porter atteinte au droit visé plus qu’il n’est nécessaire.
    3. Y a-t-il une proportionnalité entre les répercussions de la limite et l’objectif identifié comme ayant une importance suffisante.

R c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, au paragraphe 70.

ii. Droits concurrents potentiels

39. Il est un principe élémentaire de droit bien connu que la liberté de pratiquer sa religion n’est pas absolue et peut parfois entrer en conflit avec l’exercice d’autres droits constitutionnels. La liberté de religion peut notamment être restreinte lorsque le fait d’agir conformément à ses croyances religieuses est de nature à causer préjudice à autrui ou à porter atteinte aux droits d’autrui. La réconciliation entre de droits concurrents s’opère dans le cadre de l’analyse en vertu de l’article 1, lequel prévoit un mécanisme pratique et global nécessitant l’examen de divers facteurs afin d’apprécier les divers intérêts concurrents et l’opportunité des restrictions imposées aux droits et libertés d’autrui.

Multani, supra, aux paragraphes 26 et 30.
Ross c. Conseil scolaire du district no 15 du Nouveau Brunswick, [1996] 1 R.C.S. 825 , aux paragraphes 74-75.

40. Il est important de souligner que ce type de réconciliation des droits n’est pas nécessairement requise lorsqu’il n’ y a pas d’atteinte appréciable au droit concurrent en cause. Par exemple, dans l’arrêt Amselem, la Cour suprême du Canada a refusé d’opposer la liberté de religion au droit à la paisible jouissance et à la libre disposition des biens en vertu de l’article 1, car les effets sur la liberté de religion étaient considérables, alors que les répercussions sur l’autre droit en cause étaient « tout au plus, minime » et ne pouvait être valablement considérées comme pouvant restreindre la liberté de religion.

Multani, supra, au paragraphe 28.

41. Dans la présente instance, les intimés prétendent que leur droit à une défense pleine et entière ne serait respecté que si N.S. ne portait par son niqab, ce qui permettrait alors au tribunal de voir l’expression de son visage au complet (bien qu’il n’a pas été suggéré par ailleurs que N.S. n’aurait pas livré un récit juste et franc des événements si elle demeurait voilée). Comme il l’a été souligné dans la décision préliminaire, il est dorénavant généralement reconnu qu’il ne faudrait pas accorder trop d’importance au comportement d’un témoin lors de l’appréciation de sa crédibilité. L’avocat de N.S. a présenté une jurisprudence exhaustive pertinente ayant trait au caractère peu fiable du comportement comme élément servant à évaluer la crédibilité, et la Commission s’en remet également à cette jurisprudence. Il va sans dire qu’il y a plusieurs façons de mettre en cause et d’évaluer la crédibilité d’un témoin sans devoir observer l’expression complète de son visage, notamment l’évaluation de sa connaissance des faits, de sa faculté d ‘observation, de son jugement et de sa mémoire, de son aptitude à décrire clairement ce que le témoin a vu et entendu, de même que la cohérence de son récit.

42. Étant donné la valeur spéculative et non fondée de la nécessité impérative de voir le visage d’un témoin afin d’évaluer convenablement sa crédibilité, la Commission soumet respectueusement que l’atteinte au droit à une défense pleine et entière serait, tout au plus, minime. Par conséquent, le tribunal n’a pas, en l’occurrence, à tenter de concilier deux droits concurrents.

43. Cependant, si le tribunal devait conclure qu’il existe effectivement deux droits auxquels il aurait été porté atteinte aux deux de manière importante, la Commission soumet respectueusement que le dossier ne permet pas d’établir s’il y avait possibilité d’accommoder les croyances religieuses de N.S. et, le cas échéant, de limiter le plus possible l’atteinte portée à ses à ses droits.

iii. Le critère de l’atteinte minimale

44. La Commission ne conteste pas le fait que l’objectif visé, soit celui d’exiger que N.S. livre son témoignage sans être voilée afin d’assurer le droit à une défense pleine et entière, constitue une préoccupation urgente et réelle. Elle ne conteste pas non plus que la restriction en cause ait un lien logique avec l’objectif visé. Toutefois, la Commission soumet respectueusement que les droits de N.S. n’ont pas été restreints par une atteinte minimale en raison de l’exigence qui lui est faite d’enlever son voile pour témoigner dans le cadre d’une audience publique.

45. Le fardeau de respecter le critère de l’atteinte minimale sous le régime de l’article 1 de la Charte est analogue à l’obligation d’adaptation, en matière de droits de la personne, jusqu’au point où le respect de cette obligation entraîne des contraintes excessives. Dans l’arrêt Multani, la Cour suprême a statué qu’il existait un rapprochement « logique » entre le principe de l’accommodement raisonnable, ou de l’accommodation jusqu’au point où le respect de cette obligation entraîne des contraintes excessives selon les critères élaborés dans la jurisprudence en matière de droits de la personne, et le principe de l’atteinte minimale dans le cadre de l’analyse en vertu de l’article 1 de la Charte.

Ibid., au paragraphe 53.

46. Dans le contexte des droits de la personne, la défense de contrainte excessive à l’encontre de l’affirmation du droit de liberté de religion exige de la partie qui l’invoque qu’elle établisse :

  1. qu’elle a adopté la mesure dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;
  2. qu’elle a adopté la mesure particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime; et
  3. que la mesure est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime, en ce sens que l’accommodation ne pourrait avoir lieu sans que cela occasionne une contrainte excessive.

Colombie Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3, au paragraphe 54.

47. Bien qu’il ait été élaboré dans un contexte de relations de travail, le critère de la justification s’applique à tous les contextes dans lesquels la législation en matière des droits de la personne intervient.

Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles) c. Colombie-Britannique (Council of Human Rights), [1999] 3 R.C.S. 868, au paragraphe 19.

48. L’accommodation religieuse est une importante composante de la cohésion sociale :

Une société vraiment libre peut accepter une grande diversité de croyances, de goûts, de visées, de coutumes et de normes de conduite. La liberté doit sûrement reposer sur le respect de la dignité et des droits inviolables de l'être humain. Le concept de la liberté de religion se définit essentiellement comme le droit de croire ce que l'on veut en matière religieuse ... [je souligne]

R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la.page 336.

49. Les personnes habilitées à accommoder un tel droit doivent prendre toutes les mesures raisonnables et consacrer de bonne foi des efforts afin d’y arriver. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada, :

Même si aucun droit ne saurait être considéré comme absolu, une conséquence naturelle de la reconnaissance d'un droit doit être l'acceptation sociale de l'obligation générale de le respecter et de prendre des mesures raisonnables afin de le protéger. Dans toute société, les droits d'une personne entreront inévitablement en conflit avec les droits d'autrui. Il est alors évident que tous les droits doivent être limités afin de préserver la structure sociale dans laquelle chaque droit peut être protégé sans porter atteinte indûment aux autres.

Comm. Ont. des Droits de la Personne c. Simpsons-Sears,
[1985] 2 R.C.S. 536, à la page 554.

50. Le fardeau incombant à l’intimé d’établir une justification raisonnable et de bonne foi à sa volonté de porter atteinte à un droit religieux est particulièrement rigoureux. L’intimé doit établir qu’il ou elle a considéré et écarté, de manière judicieuse, toute forme d’accommodation viable. Une simple affirmation selon laquelle il est impossible d’accommoder un plaignant, si ce constat est fondé sur des opinions ou des preuves qui relèvent d’une impression sans aller plus au fond, ne suffit pas à se décharger d’un tel fardeau. L’intimé qui invoque des contraintes excessives doit en fournir des preuves objectives, réelles et directes.

British Columbia (Superintendent of Motor Vehicles), supra, aux paragraphes 32, 41 et 42.

51. Dans le cas en l’espèce, il ne ressort pas clairement à lecture du dossier si une mesure d’accommodation ou d’adaptation était envisagée afin de tenir compte des droits (potentiellement) concurrents. Bien que le juge Weisman ait songé à la possibilité d’un écran, il ne semble pas que d’autres possibilités aient été sollicitées, ni de la part de la plaignante ni de la part des intimés. Alors qu’il se pourrait bien que cela soit une situation dans laquelle aucune mesure d’accommodation ne soit possible, le mécanisme intrinsèque de l’obligation d’accommoder exige, au strict minimum, qu’il existe un processus dans le cadre duquel les mesures d’accommodation ou d’adaptation potentielles soient dûment sollicitées de part et d’autre.

ADGA Group Consultants Inc. c. Lane, 2008 CanLII 39605 (S.C.D.C.), au paragraphe 106 (C. div. Ont.).

52. Le tribunal peut décider de renvoyer le dossier aux fins d’entreprendre l’enquête de ce type, s’il est d’avis que ce type d’information manque au dossier et serait nécessaire afin de prendre une décision dûment éclairée.

PARTIE III – AUTRES QUESTIONS

53. La Commission ne soulève aucune autre question.

PARTIE IV – ORDONNANCE DEMANDÉE

54. La Commission appuie l’ordonnance demandée par la requérante.

LE TOUT ÉTANT RESPECTUEUSEMENT SOUMIS À L’APPRÉCIATION DU TRIBUNAL.

Fait à Toronto, Ontario, ce 4e jour du mois de mars 2009

Commission ontarienne des droits de la personne
Direction des services juridiques
180, rue Dundas Ouest, 8e étage
Toronto (Ontario) M7A 2R9

Prabhu Rajan & Kikee Malik
Tél. : 416-326-9860
Télécopieur. : 416326-9867
Avocats de l’intervenante proposée
Commission ontarienne des droits de la personne

À : Me Laurie Gonet
Procureur de la Couronne
2202, Finch Avenue West, 4e étage
Toronto (ON)
M9M 2Y9

ET À : David Butt
205, Richmond St. W., bureau 501
Toronto (ON)
M5V 1V3

Me Hillary Dudding
Pinkofskys Criminal Trial and Appeal Lawyers
481, University Avenue, bureau 510
Toronto (ON)
M5G 2E9

Me Enzo Battigalia
3, Catherine Avenue
Aurora (ON)
L4G 1K4

Cour supérieure de justice
Coordonnateur des procès
361, University Avenue
Toronto (ON)
M5G 1T3

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